Monsieur de Verdelande pouvait être fier de lui, le vernissage était une véritable réussite. Les invités étaient nombreux, le buffet était littéralement dévalisé et le champagne coulait à flot. Il avait bien fait de ne pas regarder à la dépense en le faisant importer tout droit de sa Loreleï natale : une flute dans une main, un petit four dans l'autre, l'esprit agréablement embrumé par l'alcool, les nobles se montraient plus prompt à desserrer les cordons de leur bourse. Déjà trois toiles avaient trouvé acquéreur, et ça n'était que le début de la soirée !
Pour ne rien gâcher, l'artiste lui-même était présent, et l'Ombre savait à quel point Monsieur de Verdelande avait eu du mal à le convaincre de venir. Dire que le Chevalier Domaren n'était pas friand des événements mondains était un euphémisme. Un brave garçon un peu... excentrique (il aurait pu tout aussi bien pu dire "dérangé") mais talentueux. Et prolifique. S'il continuait de travailler à ce rythme là, on pourrait organiser une nouvelle exposition dans moins de trois mois.
Il n'était pas accompagné de son esclave, pour une fois, et le galeriste lui était reconnaissant. Quand ils étaient ensemble, il ne pouvait s'empêcher de ressentir un certain malaise. Une impression de peur instinctive. Il émanait d'eux une aura corrosive, comme une fumée toxique. Seul, Ametsi avait certes l'air d'une serpillère, mais une serpillère fréquentable. Il faudrait qu'il lui en touche un mot à l'occasion, cet hybride faisait fuir toutes les possibles connexions que le jeune peintre aurait pu se forger avec d'autres nobles. En attendant, le regard du vieil homme venait de tomber sur une personne qu'il avait ardemment espéré voir ce soir...
"Marquise Hellwig ! Quel plaisir de vous avoir parmi nous ce soir, je suis ravi de voir que vous avez répondu à mon invitation !"
La galerie n'était pas qu'un passe-temps, une façon raffinée de tuer l'ennui. Monsieur de Verdelande avait beau afficher une frivolité ostentatoire, son attachement à ce lieu, à l'art était réel. Il accueillait régulièrement entre ses murs les oeuvres d'artistes que les autres galeristes fuyaient comme la peste à cause de leurs caractères réputés difficiles. Et il était toujours à la recherche de nouveaux mécènes pour ses poulains. L'appui d'une famille aussi prestigieuse serait précieux.
"Comment trouvez vous Ishtar ?"
Peut-être semblerait-il un tantinet familier aux yeux de certains membres les plus guindés de l'Aristocratie, mais le vieil homme avait depuis longtemps réalisé qu'on lui excusait beaucoup de choses en vertu de son grand âge. Il jouait donc la carte de la sénilité, avec un certain plaisir malicieux. Vieux, mais pas idiot. Et puis cette jeune femme avait une aura si agréable qu'il ne pouvait s'empêcher de lui parler avec la même chaleur qu'il gardait en temps normal pour sa propre descendance, ses petits enfants. Il espérait qu'elle ne lui en tiendrait pas rigueur.
"J'aurais voulu vous présenter quelqu'un, si vous le permettez."
A son appel, Ametsi s'excusa (avec un certain soulagement) auprès de son interlocuteur, un homme vulgaire qu'il se devait de tolérer en vertu de son titre de Comte, et rejoignit le duo. Vêtu d'une simple tenue écrue au milieu de la mode extravagante de la Haute Société, on pourrait le croire issu du peuple qu'il déteste tant. Un bel hématome violacé transparaissait sur sa pommette, malgré ses cheveux blonds trop long qui cachaient sa figure. Avec une révérence un peu raide, il salua la jeune héritière.
"Marquise, voici le Chevalier Domaren, l'auteur de la plupart des peintures que vous verrez ce soir. Ametsi, voici la Marquise Hellwing, qui nous fait l'honneur de sa présence ce soir..."
Et prétextant un autre invité à accueillir, Monsieur de Verdelande s'enfuit, laissant les deux jeunes gens face à face et passablement mal à l'aise. Au moins, la Marquise ne semble pas avoir une haleine d'ail et l'humour paillard, elle. Sa présence serait certainement plus agréable que celle du Comte...
"Enchanté de faire votre connaissance."