L’archet glissait sur le cordage du violon dans un rythme lent. La mélodie emplissait la petite salle, les notes virant du grave à l’aigüe, et de l’aigüe au grave. Les yeux fermés, le musicien se laissait aller au rythme de sa composition. Il se tenait debout, et jouait du haut de sa carrure voutée. Le son n’était pas dansant, mais plutôt lourd et pesant comme dans ces musiques d’églises que les prêtres aiment à faire écouter. Un son lourd qui restait malgré tout harmonieux et qui retransmettait à la perfection le ressenti du violoniste en cet instant précis. Un homme fit brusquement irruption dans la pièce, l’air fatigué et las. Lao ne sursauta pas, mais l’archet décrivit une trajectoire qui ne fut pas celle qui était initialement prévue. Une note fausse et stridente résonna en écho sur les murs de la petite chambre d’hôtel.

« Vous allez rester ici à faire de la musique toute la journée ? Non parce que ça va pas vraiment le faire si c’est comme ça Monsieur…

« Je suis inquiet…

Quoi qu’il en soit, la réponse était véridique. Malgré son tempérament calme de nature, Lao semblait tracassé. Et sa musique n’était pas le seul témoin de son inquiétude car il commença, dès le violon déposé dans son étui, à se ronger le pouce. Quand quelqu’un est inquiet, ce n’est généralement pas bon signe. Quand Lao est inquiet, c’est souvent très mauvais signe. D’autant plus vu la nature posée et réfléchie du jeune homme. Bien entendu, la source de son inquiétude avait un nom : Uriel.

« … inquiet ?

L’homme au crâne dégarni qui venait de faire irruption ? Il était le maitre et gérant de l’hôtel. Une personne plutôt âgée, et plutôt capricieuse et gâteuse aussi. Et bien que la musique de Lao soit un régal pour les oreilles, celui-ci avait fini par céder. A vrai dire, si Lao avait fait part de son inquiétude, c’était envers lui-même. La fâcheuse habitude de Lao à se parler tout seul de vive voix, toute une histoire. Un moyen qu’il juge personnellement efficace pour se mettre les choses à plat. Il ne prit d’ailleurs pas la peine de répondre au vieux tenancier. A quoi bon ? Aucun intérêt à lui expliquer qu’il était inquiet de son ignorance de certains points clefs du personnage d’Uriel, ou encore de son inquiétude vis-à-vis de la tournure que l’Eglise tendait à prendre, sous cette régence du même Uriel. Le nom d’Uriel était partout, et semblait obstruer le cerveau de Lao, l’obsédant presque.

Lao fit un tour sur lui-même et se retrouva nez à nez avec l’homme, tout en continuant de mordiller son pouce. Il lui adressa un sourire, et hocha la tête à gauche, afin de faire comprendre à l’homme qu’il avait bien compris, et qu’il arrêtait son tapage. Satisfait, et pas peu fier de lui, le bonhomme grincheux quitta la pièce et laissa donc Lao de nouveau seul dans la chambre. Celui-ci fit une grimace qui aurait fait sourire n’importe quelle personne normalement constituée. Lui en tout cas ne riait pas du tout. Sans sa musique, il perdait une part de sa capacité de réflexion.

Il marcha jusqu’à la fenêtre, posa une main sur le carreau, puis y écrasa son visage tout entier pour regarder les passants marcher à vive allure sous la pluie battante. Même s’il est vrai qu’il sait beaucoup de choses, beaucoup de ses questions restent sans réponses…

Des réponses qu'il s'est fait le serment d'obtenir...