Aylin flânait. Ça faisait des heures qu'elle tournait et tournait, sans chercher à aller précisément quelque part. Elle avait atterri au port. Comme elle ne s'était pas encore promenée partout, elle profitait de l'occasion. Enfin, occasion, non, pas vraiment, puisque ces journées ordinaires étaient aussi remplies les unes que les autres. Remplies par l'ennui. Les philosophes se faisaient rares dans les bas-fonds, on n'y trouvait que des terroristes, le plus souvent. Les gens comme elle préféraient rester discrets, parce qu'étant les seuls à prôner la révolution sans violence, ils étaient mal vus des terroristes, et à prôner la révolution, ils étaient encore moins bien vu des gens qui n'aimaient pas le changement. Dur, dans ces conditions, de trouver quelqu'un avec qui discuter philosophie. Pour le moment elle s'était abstenue. Elle avait bien fait, puisqu'elle avait été jusqu'à rencontrer un prêtre dans un lieu aussi sordide. Ça aurait pu mal finir.

Et donc, comme elle s'ennuyait un peu dans le quartier où elle avait trouvé un lit parmi des clodos assez sympas, elle avait décidé durant la matinée d'aller faire un tour. La mer, elle ne se souvenait pas l'avoir vue, alors à première vue, cette immense étendue d'eau l'étonna quelques peu. Néanmoins, sentant des questions stupides lui monter aux lèvres, elle avait préférer se balader entre les caisses que les bateaux, impressionnants eux aussi, chargeaient et déchargeaient. Elle entendit des voix un peu plus loin.

♥ Du rhum des femmes et d'la bière non de dieu
Un accordéon pour valser tant qu'on veut
Du rhum des femmes c'est ça qui rend heureux
Que l'diable nous emporte on a pas trouvé mieux
Oh oh oh oh oh on a rien trouvé de mieux
Hello captaine fait briller tes galons
Et reste bien au chaud quand on gèle sur le pont
Nous c'est not' peine qui nous coule sur le front
Alors tient bien les rennes tu connais la chanson ♥

Aylin, elle, aurait plutôt filé au chaud et laissé la navigation au capitaine mais bon... Elle ne devait pas être faite pour ce genre d'aventure. Mais ce n'était pas des marins qui chantaient. C'était la voix d'une femme. Une femme sur un bateau, ça c'était étrange. Aylin chercha d'où venait la voix.

♥ Ca fait une paye qu'on a pas touché terre
Et même une paye qu'on s'tape des gonzesses en poster
Tant pis pour celle qui s'pointera la première
J'lui démonte la passerelle, la cale, la dunette arrière ♥

Décidément ! Une femme qui chante ce genre de choses ! Ça intriguait de plus en plus Aylin. Elle s'approcha jusqu'à voir ce qui se passait.
Elle n'aurait pas pu, vraiment, deviner. Une hybride, une esclave, qui mangeait un poisson, chantait, peut-être pour remercier les marins qui avaient sacrifié un des résultats de leur pêche pour le lui donner. Au premier coup d’œil, la jeune fille ne comprit pas pourquoi elle mangeait ce poisson comme ça, à pleines dents, comme un animal. Et puis elle remarqua la queue, les oreilles, bref, ce qu'avaient fait certains scientifiques trop plein d'imagination.

Pour Aylin, bien qu'elle ait déjà vu des hybrides, c'était la première fois qu'elle comprenait. Pourquoi ? Pourquoi créer des mélanges ? Pourquoi ces métissages sans queue ni tête ? Était-ce pour le plaisir ou bien quelqu'un, très haut, préparait quelque chose de vraiment dangereux, en s'expérimentant sur des refoulés, des exclus, qui ne pouvaient plus s'insérer dans la société que comme esclaves, privés physiquement de leur intégrité humaine ?
Aylin comprit bien qu'il fallait comprendre. Elle savait bien que l'hybride ne l'aiderait pas beaucoup. Ils contrôlent trop bien pour que les victimes aient conscience du sort qu'elles subissent. Mais elle voulait avoir le point de vue de la jeune fille qui mangeait un poisson comme l'aurait fait un chat. Elle réfléchit rapidement à la façon dont on aborde d'ordinaire ce petit félin. Elle lui aurait bien proposé un poisson, mais elle n'en n'avait pas. Elle attendit qu'elle eut finit et s'approcha :

« Bonjour, excuse-moi, mais, je t'ai vue de loin, et... qu'est-ce que tu es mignonne ! Qu'est-ce que tu fais dans le coin ? »

Pour Aylin, voir une jeune fille ainsi, c'était une vraie curiosité. Elle ne se souvenait pas que ça aurait pu lui paraître normal. Ça ne la révoltait pas vraiment non plus, parce qu'elle n'avait pas l'habitude de s'indigner aussi fermement que ces congénères terroristes. Aylin avait juste envie de... comprendre. Pourquoi elle ? Était-ce un choix arbitraire ? Et est-ce qu'elle aimait sa situation ? Est-ce qu'elle la comprenait, juste ? Est-ce qu'Aylin pouvait encore dire d'elle que c'était une jeune femme, c'est-à-dire une personne comprise dans l'humanité ou bien fallait-il se demander quel intérêt pouvait-il y avoir à créer des choses inhumaines ? Peut-être que, pour une fois, Aylin pourrait discuter un peu philosophie, mais rien n'était moins sûr, puisque celle qu'elle avait en face d'elle ne semblait pas habituée à ce genre d'exercice.

♥Les bateaux ils sont joli... Et puis il y a toujours des poissons sur les bateaux.. Et les marins ils sont gentils.. Alors je suis venues voir.. Vous aussi vous aimer bien les bateaux... Il on de belle voiles toute blanches, et quand on monte dessus on a l'impression de monter sur... une terre qui bouge c'est marrant... ♥

Pour une fois, il fallait bien reconnaître qu'elle n'avait peut-être pas été totalement changée. Une hybride comme ils disent. Moitié humain, moitié monstre. Alors, toujours la même question, mais que d'autres avaient résolue, faut-il la considérer comme "quelqu'un" ou comme "personne" ?


♥Vous aussi vous êtes mignonne... Vous avez faim ? Vous voulez que j'aille demander au gentil monsieur si il quelque chose a manger pour vous.. Parce que vous n'êtes vraiment pas grosse, vous n'avez pas l'air de manger tout les jours a votre faim.. Il faut manger pour grandir vous savez... ♥

Et d'ailleurs, question plus pratique, quelle âge pouvait-elle bien avoir ? Elle avait l'air de s'inquiéter de sa santé comme une grande sœur, ou au moins une aînée. Aylin s'attendrit.

"Oh, le poisson cru, ce n'est pas ce que je préfère, et puis si les marins t'en donnent, je suis sûre que c'est parce que tu es très mignonne. Si je leur demandais, sûrement me traiteraient-ils de pauvre fille, de mendiante, ou de philosophe.... Mais les gens comme toi m'intriguent beaucoup, tu sais. D'ordinaire, ils ne traînent pas librement sur le port. Et on ne les reçoit pas toujours aussi bien que comme tu l'as été..."

Aylin avait milles questions sur les lèvres, mais impossible de les poser. C'est vrai que, comme ça, de but en blanc, ça pouvait paraître un peu cavalier. D'autant plus qu'elles ne se connaissaient pas du tout. Elle hésitait sur le chemin à prendre. Et puis elle se demandait aussi si elle pouvait en parler avec elle, et si elle-même avait déjà réfléchit à sa propre condition.

"Tu sais ce que je fais pour grandir, moi ? Puisque je n'ai pas d'argent pour manger, c'est vrai, je me pose des questions. Moi, je m'élève comme ça. En me demandant des trucs, souvent des trucs que personne ne se demande. D'ailleurs, aujourd'hui, je me demande pourquoi tu aimes tant le poisson. "

Étrangement, la jeune fille n'avait pas répondu en une seule réponse, comme le font la plupart des gens. Elle avait réfléchit. Et finalement, Aylin devait bien s'apercevoir qu'elle avait, dans sa réflexion, pas mal de côtés humains. Elle aimait les choses pour elles-mêmes, sans vraiment se l'expliquer, mais aussi parce qu'elle avait de bon souvenirs avec ces choses. Aylin aurait séché sur la question du souvenir, mais tout de même, c'était bien une caractéristique humaine. Un chat, a fortiori n'aurait pas pu dire pourquoi il aimait le poisson. Alors, son apparence, ses manières un peu étrange, tout cela n'était-il pas juste comme une sorte de déguisement ? Comme une habitude vestimentaire... Une réponse appelait une autre question. Aylin se régalait.

"Le monde est petit... Ça doit supposer que tu connais beaucoup de gens... En plus, tu as voyagé ! Quelle chance ! Je n'ai jamais goûté les sushis, hi, c'était trop cher pour ma bourse..."

Voyager, pour elle, c'était sûrement suivre ses maîtres. Aylin, elle, idéalisait beaucoup plus le voyage. Elle le voyait comme quelque chose de réflexif, personnel, philosophique, et même amical, quand il se faisait à plusieurs. Elle s'imaginait prendre la route, mais pour aller où ? Sûrement dans une ville comme celle-ci, alors peut-être que cela pouvait signifier qu'elle non plus n'était pas de cette grande ville, mais d'un endroit reculé. Toutefois, c'était toujours des suppositions, aucune certitude, l'image d'un voyage qu'elle aurait fait elle-même disparaissait petit à petit dans le brouillard de ses souvenirs.

Une question restait, comment vivre quand on ne ressemble physiquement à aucun standard ? Comment vivre une différence qui nous a été imposée ? Est-ce que, finalement, c'était plus difficile d'être un chat-homme qu'un homme tout court ? Est-ce qu'on lui avait lavé un peu le cerveau, histoire qu'elle n'ait pas l'idée de se poser des questions ? Pour Aylin, savoir ce que ça fait d'être la goutte d'huile dans un verre d'eau la passionnait. Quelque part, elle ne pourrait jamais se mélanger, puisqu'il n'y a rien pour la dissoudre dans l'eau, mais en même temps, est-ce que c'était vraiment important de disparaître dans la masse, comme ça arrivait souvent à Aylin ? Toutefois, elle sentait bien que sa question serait déplacée si elle la posait maintenant.

Elle finit par accepter le siège-caisse que lui offrait la jeune fille. Vu sa taille, elle eut un peu de mal à se hisser sur la caisse. Mais l'habitude étant tout de même présente, elle avait un peu de muscle dans les bras. Et puis elle aimait bien balancer ses jambes dans le vide. Ça lui arrivait souvent de le faire quand elle était assise sur une chaise, parce qu'elle pouvait faire basculer ses jambes jusque sous la chaise, ce qui était impossible avec la caisse. Finalement, aujourd'hui, elle avait l'impression que quelque chose lui revenait. Mais quoi ? Un souvenir, un sentiment, une époque lointaine ? Elle se décida à entamer un peu plus sérieusement la conversation.

"Au fait, je ne me suis même pas présentée. Je m'appelle Aylin. Et toi, comment t'appelles-tu ?"

♥ Cher ?♥

Comment pouvait-on poser cette question...? La jeune fille avait l'air de se demander ce que pouvait bien signifier le mot "cher". Effectivement, si on considérait que ce mot n'avait été inventé que pour qualifier quelque chose qui demande beaucoup d'argent, c'est-à-dire la mesure des choses par rapport à aucune autre chose, mais selon une échelle totalement arbitraire. Cette question posée innocemment et surtout pour soi-même avait réveillé d'autres questions dans l'esprit d'Aylin. Pour juger des choses dont il a besoin, l'homme doit avoir une mesure extérieure à toute réalité matérielle, mais qui se trouve tout de même être matérielle, et qui pousse souvent certains à l'accumuler, parce qu'elle est sensée représenter toutes les choses qu'il est possible d'obtenir dans la vie. L'autre jour, Aylin avait vu des gamins avec des billes, dans une rue. Celui qui en avait le plus était le chef de la bande. Et quand il perdait ses billes dans une partie, le vainqueur décidait à sa place. Elle sourit, l'accumulation de billes est ridicule. Pas celle de l'argent.

♥ Ambroise. ♥

C'était un joli nom. Aylin remarqua, mais pour elle seulement, car elle savait que cette remarque pouvait blesser, que c'était un nom qu'on donnait aussi aux gens "normaux". Soit elle avait été aimée, avant d'être transformée, soit ses maîtres avaient du cœur, et lui avait donné un nom qui n'était pas celui d'un monstre ou d'un animal domestique.

♥ Toi tu viens d'ou ? ♥

Aylin aurait bien aimé répondre. A cette question, ses yeux partirent un peu dans le vague. Elle ne savait pas trop bien quoi répondre. Elle aurait pu dire qu'elle était d'ici, de cette grande ville, mais elle ne la connaissait pas. Elle aurait pu dire la vérité, parce que ça n'était pas tellement un secret, qu'elle ne se souvienne de rien. Elle n'avait pas grand chose à cacher. Mais tout de même, elle aurait aimé savoir ce qu'elle avait vécu, avant d'arriver ici, avant de pouvoir raconter. Aylin n'était pas sûre de n'avoir fait que des choses que l'on peut avouer en public.

♥ Moi je viens de Khini Lao. C'est pas du tout comme ici ... C'est beaucoup plus grand ici. Et puis les maisons sont pas les mêmes. Et les gens sont bizarres aussi. ♥

C'était une drôle de façon de parler de son lieu de naissance... Etait-ce qu'elle n'avait pas assez de mots pour décrire le lieu où elle avait vécu ? Ou juste qu'elle n'avait pas envie d'en parler en détail ? Sûrement la deuxième solution, ça ne faisait que cinq minutes qu'elles discutaient. Elle n'avait pas non plus lui débiter un roman. Aylin, de toute façon, savait qu'elle n'en n'avait pas beaucoup plus à dire. Avec des amis clochards, elle avait déduit, par son nom, qu'elle devait venir de Al-Haïr.

"Moi, ça fait un moment que je vis ici, alors j'ai un peu oublié mon village natal... Mes parents viennent d'Al-Haïr, mais moi, j'ai presque toujours vécu ici...Mais toi, tu viens de Khini Lao ! On raconte de belles choses sur cette province, pourquoi être partie d'un endroit qui a l'air si charmant pour venir s'enterrer dans cette ville ?"

"Oh, non, je ne voulais pas te faire pleurer..."

Aylin n'aimait pas voir les gens pleurer. Elle se dit toujours que le goût des larmes, c'est une douleur trop chère payée. Elle-même n'arrivait plus à pleurer depuis qu'elle était arrivée. Elle avait l'impression que quelque chose, avant, la rendait triste, mais que maintenant, elle n'avait plus de raison pour pleurer. Elle avait essayé de se sentir malheureuse, de se faire culpabiliser... Ses yeux restaient secs. Alors maintenant, quand elle voyait quelqu'un pleurer, ça lui faisait doublement mal, parce qu'elle n'arrivait plus à se dire qu'elle pouvait partager sa douleur avec une autre personne en pleurant. Elle se sentait mal, parce qu'elle ne pouvait pas pleurer, et aussi parce qu'elle savait qu'on attendait d'elle qu'elle pleure pour exprimer sa tristesse. Tout ce qu'elle savait faire, c'était une moue triste, mélancolique, elle tâchait de faire passer ses sentiments dans ses yeux. Et là, c'était encore plus compliqué, puisqu'elle avait même du mal à faire sentir la compassion qu'elle tâchait d'avoir pour Ambroise. La jeune femme avait des souvenirs. Aylin, un trou noir aux milieu de ses rêves.

Elle était désolée d'avoir évoqué de mauvais souvenirs à Ambroise. Mais peut-être qu'inconsciemment, elle se disait qu'un hybride n'avait pas les mêmes réactions qu'un "humain normal". La preuve que non, Ambroise réagissait comme une enfant abandonnée, elle prêtait sa voix aux chats abandonnés, ceux qu'on aimait mais dont on le pouvait plus s'occuper... Comme une distraction devenue trop chère. C'est moche.

"Je crois qu'il faut se dire que chaque douleur n'est que l'annonce d'un nouveau bonheur, non ? Si tu étais restée là-bas, on se serait pas rencontrée, et tu ne pourrais peut-être pas venir sur le port pour demander des poissons... Ça doit être une grande douleur de vivre loin de ceux qu'on aime, mais on peut aussi considérer les choses toutes simples comme de grands bonheurs, comme ça, on se sent moins triste... Par exemple, j'aime beaucoup être à côté de toi, sur ces caisses, en plein soleil. On a chaud, on y est bien..."

Finalement, Aylin se demandait ce que ça pouvait bien faire d'avoir de mauvais souvenirs. Elle, tout ce qu'elle avait pour elle, à raconter, c'était une rencontre avec un prêtre bizarre qui se perd dans les bas fonds, et puis sa vie quotidienne, avec ces clodos, ces bannis, et ces quelques terroristes qu'elle évitait maintenant. Elle se sentait moins humaine qu'Ambroise, parce qu'elle avait des souvenirs, elle. Elle avait une famille, des amis. Aylin, elle, était seule, mais elle ne se sentait pas le besoin de se souvenir vraiment. Elle y pensait à chaque fois parce qu'elle avait du mal à s'imaginer qu'une personne ou qu'un objet puisse rappeler quelque chose. Pour elle, tout était nouveau. Elle avait bien conscience qu'il y avait des choses qu'elle savait sans qu'on les lui ai apprises, comme la politesse, ou ce genre de chose, toutefois, elle avait l'impression d'avoir oublié l'essentiel. Pourquoi avait-elle voulu venir ici ? Elle n'en savait rien. En tout cas, elle s'y plaisait bien. Et puis elle était contente d'avoir rencontré Ambroise. C'était une gentille fille. Elle avait essayé de la consoler comme elle pouvait, elle n'était pas douée pour ça, et se promit secrètement de ne plus la faire pleurer. Elle était trop mignonne pour les larmes.