Le monde tournait, encore et encore, toujours dans un sens, puis dans l'autre, seule ta misérable existence ne changeait pas. L'hiver approchait, et avec lui, son manteau glacial qui ne tarderait pas à envahir ta boutique, le froid allait mordre ta peau avec une indifférence effrayante de ta part. Comme tous les matins, que ce soit l'été ou l'hiver, tu te levas après une fausse nuit de sommeil, le corps douloureux, ta jambe criant le martyr. Lentement, comme à ton habitude, prévenant avec cette partie de ton corps que parfois tu avais envie d'amputer pour mettre fin à la souffrance, souffrance que tu oubliais aussi souvent, tellement elle était devenue coutumière. Mordant tes lèvres, tu poussas un soupir pour finalement te rendre d'un pas boiteux à la table sur laquelle trônait cette même bassine d'eau depuis des années, et comme toutes ces années de misère, tu plongeas tes grandes mains d'artisan dedans, frémissant devant la froideur, et tu t'en aspergeas ta face tiraillée de fatigue et de douleur. Ta peau n'avait rien de doux, même aux endroits dépourvus de cicatrices, c'était une peau rude, comme l'écorce d'un arbre, rien de lisse, mais quelque chose d'où on pouvait deviner les épines de douleurs. Tes lèvres tremblèrent un peu, et prenant machinalement la vieille serviette traînant là, tu séchas ton visage pour chercher de ton regard amorphe un vêtement à te mettre sur le dos. Tu retrouvas une grande chemise de toile, qui ne respirait pas la jeunesse comme tout le reste, et tu l'enfilas avant d'aller en bas.
La faim hurlait dans ton ventre, mais tu parvenais avec une facilité effrayante de ne pas t'en apercevoir. Les escaliers grincèrent sous ton poids, comme toujours, comme s'ils étaient sur le point de s'écrouler à cause de ta taille, et de ta lourdeur, chose que tes oreilles n'écoutaient jamais. Tu entendais les sons, Asgeir, mais tu ne les écoutais pas ; tu pourrais entendre une explosion, mais tu ne t'apercevrais de rien, pourquoi ? Tout simplement parce que ce n'était pas important pour toi. Le monde pouvait bien s'écrouler, ça ne te ferait rien, tu étais mort, et tu n'étais qu'un automate agissant par habitude. Sans rien avaler, tu te rendis directement dans l'arrière de ton atelier, les mains légèrement tremblantes à cause du froid, une partie de ton cerveau avait déconnecté la morsure de l'hiver sur ta peau, mais ton corps ne pouvait pas tout ignorer comme tu le faisais toi. Il était tôt, en tout cas le soleil se levait à peine, et malgré ton atelier minable, la poussière et l'absence de ménage, un peu de vie résonna dans ce lieu complètement vide. Un bruit distinctif d'un marteau frappant le bois, le son du travail, le son de l'automatisme, ce n'était pas quelque chose de foncièrement vivant et d'humain. Cependant, c'était toi, rien d'autre que toi, qui du haut de ton deux mètres dix s'activait à ses tâches journalières.
La faim au ventre, le froid pénétrant tout l'atelier, tu frappais encore et encore, le marteau éclatait la surface lisse de la planche, et parfois, tu avais la sensation que c'était ton crâne qu'on essayait d'éclater non sans sadisme. Le clou se plantait dedans, comme il pouvait bien se planter dans ta chair, comme il pouvait bien te faire du mal, griffant ta chair, griffant le bois. C'était un peu toi, cette planche que tu osais maltraiter, toi qui connaissais bien la douleur, c'était toi que tu frappais avec ce marteau pour y enfoncer un clou. Et lorsque tu arrêts quelques secondes, le temps de changer de position, tu sentis un moment de répit, ça te rappelait ceux bien trop rares de la prison. L'enferment t'avais rendu totalement amorphe, et dans la pénombre ambiante, tu avais l'impression que tu t'y trouvais encore. Perdu entre les mains de bourreaux qui par égoïsme et méchanceté ne pourraient jamais comprendre que l'homme qu'ils maltraitaient, c'était l'innocence et la générosité incarnées. Qui oserait dire le contraire ? Sur la grande planche de bois qui servait de table au centre de l'atelier, deux petits objets trônaient non sans fierté ; une petite pierre qu'Iraïd t'avait remerciée pour le luth, et un petit chien maladroitement sculpté que Mist t'avait fait. Tu ressentais un peu de nostalgie, parfois, lorsque tu posais tes yeux sur cette petite statue ; tu ne pouvais pas nier que tu avais aidé ce terroriste, et tu ne pouvais pas nier que tu l'avais vu mourir. Le petit homme blond avait fait de cette mort un spectacle, dont la masse dans toute sa cruauté avait joui. Toi, non, car tu ne peux pas jouir de la souffrance des autres, tu en connaissais trop l'amertume pour ça.